Article paru dans Chapô N° 51 (avril-mai-juin 2010)
 

A 87 ans,

heureux comme un rotativiste

Bern_0004Il en a, des motifs d'être heureux, Maurice Berne. L'âge n'y fait rien, au contraire. à 87 ans, il se porte comme un charme, aux côtés de son épouse attendrie et attentive, prompte à combler la mémoire quelquefois hésitante de son mari sur le lointain passé. Mais il y a des dates charnières que l'on ne peut effacer. Celle, par exemple, du 6 juin 1944.

L'un de ces moments heureux : c'était le jour de leur mariage !

Comment l'oublier… Cela se passait à Bezons, aujourd'hui dans le Val d'Oise. C'était le jour du débarquement des Alliés en Normandie, mais aussi celui d'un bombardement du côté d'Argenteuil, qui a contraint tout le monde à descendre dans les abris. Georges Albert, un des dirigeants de la BP, était l'un des témoins de ce mariage.
 

Ecarté du STO, grâce à Georges Albert

Maurice Berne devait bien cela à Monsieur Albert : grâce à lui, en 1942, Maurice a pu en effet échapper au STO, par l'établissement d'un faux certificat médical, signifiant qu'il était gravement malade. Les Allemands, à l'époque, voulaient envoyer les ouvriers français travailler dans leurs usines pour suppléer leur propre main-d'œuvre mobilisée. Les entreprises devaient fournir un certain contingent et la Bonne Presse n’y échappa pas. Lui fit partie d’un groupe de quatre appelé à passer une visite médicale. “Je fus épargné, à l'étonnement des trois autres qui ont dû partir. D'autres employés ont fait le STO, venant de divers services, pas volontaires, mais désignés. Par qui ? Je ne sais pas.” Durant cette période d'occupation allemande, rue Bayard, on “travaillotait” dans les ateliers. “Mais la Bonne Presse a gardé tout le personnel à ne rien faire”. La Croix s'est d’abord repliée quelques semaines à Bordeaux, en juillet 1940, avant de gagner Limoges. Vu l'évolution de la situation, Maurice Berne a demandé à quitter la Bonne Presse. Ce qui lui a été accordé. “Vous pourrez y revenir”, lui avait-on assuré. Peu après son mariage, il est alors entré dans l'entreprise Amiot, à Colombes. “On y avait construit des avions Junker 52. Curieusement, cette usine n'a pas été bombardée par les Alliés, mais longtemps encore, notamment en Indochine, ces Junker volèrent sous les couleurs françaises.”

Maurice Berne a quelque peine à reconstituer son parcours durant cette période, un séjour dans l’armée de l’air, à Rochefort, puis à Bordeaux pour le service militaire. Un court passage chez les motards aussi. “J'avais envisagé d'entrer dans la police ; mais bien que reçu à l'examen, j'ai pourtant été recalé car j'étais de trop petite taille ! Je suis finalement revenu à Bayard comme ouvrier, d’abord au labeur, aux machines plates feuilles, puis en 1954, je suis passé à la presse”. Il avait 31 ans. Il était entré à la BP en 1937, à quatorze ans et demi, apprenti à 0,28 franc de l’heure : “En principe, on ne rentrait à l’époque à la Maison de la Bonne Presse que par recommandation, se souvient Maurice. Pour moi, ce fut grâce à Pierre Limagne.” Par quel concours de circonstance ? Tout près d'ici, à Sartrouville, il y avait une petite chapelle que fréquentaient les Berne et dont s'occupait l'abbé Bourlier, lequel connaissait bien Pierre Limagne...

 

Il lance le tirage

du numéro 30 000 de La Croix avec Walesa

Une autre date compte dans la vie du rotativiste Berne : le jour où Lech Walesa a lancé le tirage du numéro 30 000 de La Croix. C'était le 17 octobre 1981, rue Bayard, et Maurice Berne était précisément ce jour-là le conducteur de la rotative. Une fonction qu’il exerça une dizaine d’années, jusqu’à la retraite, en 1982. Des moments qui ne s'oublient pas. Rotativiste, c'est un métier qu'il connaît bien et dont il parle de façon volubile : les 6 heures 40 de travail, avec des moments parfois difficiles, “la vie n'était pas toujours drôle”. Mais avec quelques curiosités aussi, comme l’impression rue Bayard du Times de Londres, pendant une grève Outre-Manche.

Il est chaleureux pour parler de l'équipe qui entoure la rotative, du bobinier au receveur.

Il évoque aussi les chefs successifs de l'atelier, messieurs Louis, Delin et Pierre Berry, qui est un grand ami. Madame Berne est d'ailleurs la marraine de l'un des enfants de Pierre Berry. Il évoque aussi Michel Lemettais, qui n'a pas supporté le départ de la rotative de la rue Bayard à Montrouge.

 

Les trois passions du retraité

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1983, c'est l'année des soixante ans de Maurice Berne, mais il peut alors bénéficier d'un contrat de solidarité jusqu'à ses 65 ans, dans des conditions qui lui font donner un coup de chapeau à Yann Manach et qui lui permettent de “féliciter Bayard pour tout ce que l’entreprise a fait pour moi.”

Heureux retraité, oui, il l'est vraiment. Il peut s'adonner à ses passions favorites.

Il en a trois principales qui lui font briller les yeux quand il en parle : le vélo, la musique et les voyages.

Pour parler du vélo et des courses en tous genres avec Yves Pitette, autre passionné participant à cet entretien, le visage s'illumine, les yeux brillent, la mémoire revient d'autant plus facilement que ce n'est pas vraiment de l'histoire ancienne. Des vélos, des vrais, il y en a cinq ici dans la maison. Il y a aussi des vélos miniatures, posés sur les meubles. Souvenirs, souvenirs...

Des courses, Maurice Berne en a fait jusqu'à trente ans. Il a été directeur sportif du Vélo Club de Houilles, où il a monté une équipe d'une vingtaine de membres et s'est fait éducateur de jeunes cyclistes. “Nous étions 300 au départ d’une course et on ne se souvient pas de qui a gagné.” Lui-même a fini sa carrière comme coureur de “deuxième catégorie”.

Il se contente désormais de regarder le tour de France à la télévision, capable de comprendre les tactiques des équipes, un rien compréhensif pour le dopage stigmatisé à l'endroit des coureurs cyclistes, alors que ces pratiques n'épargnent selon lui aucun sport.

Il garde le souvenir de quelques chutes. Celle, en particulier, qui lui a valu cette remarque de M. Bellanger, le patron de l’imprimerie : “Entre le vélo et le travail, il faut choisir !”

Le ski, non ; le foot, non plus, ce n'est pas son truc. Le patin à glace, si ! Il se souvient de l'époque de la patinoire du Palais des Glaces, aujourd’hui remplacée par le théâtre du Rond-Point (Renaud-Barrault), à Paris, à côté du Grand Palais. “On s'y retrouvait pendant la pause du déjeuner ; un jour, quelqu'un m'a bousculé, je suis tombé et je me suis cassé le poignet”. Des accidents, il en a connu d'autres. “Lorsque La Croix a changé son mode d'impression, passant du plomb aux plaques, il nous a fallu suivre des cours à l'école Estienne. Je me suis fait prendre deux doigts dans une machine, les doigts ne tenaient plus qu'à un fil. Ils pendaient. J'ai été conduit à l'hôpital, mais constatant qu'on ne s'occupait pas de moi, j'ai rebroussé chemin. Finalement, un chirurgien habile a remis les doigts en place. Je n'ai rien senti. J'étais endormi. J'ai aussi eu deux côtes cassées lors de la fermeture de la porte d'un ascenseur !” Et Maurice de montrer, avec le sourire, les traces de ces infortunes. L'accidenté du travail n'en perd pas pour autant le moral.

 

“J’ai cinq synthétiseurs”

La musique? “Je m'y suis lancé à soixante ans. Pierre Berry m'a prêté un synthétiseur. J'aime la musique. J'ai cinq synthétiseurs !”

Mais Maurice aime surtout les voyages. “J'adore faire des croisières, sur de très, très gros bateaux, où l'on trouve de quoi satisfaire toutes ses envies, y compris faire un peu de vélo.” Prochaine destination : Dubaï, Bombay, les Maldives. Sur la porte du réfrigérateur, on peut apercevoir toutes les figurines, blasons en tous genres évoquant les pays visités par Maurice Berne. Deux pays seulement manqueraient à son palmarès, “le Japon et l'Australie”, indique-t-il avec gourmandise... Il est encore temps de nourrir des projets !

Recueilli par Michel Cuperly et Yves Pitette, février 2010