Deuxième épisode. Dans la suite de notre série sur la Bonne Presse et la Grande Boucle, la presse catholique, emmenée par La Croix, devient actrice d’un événement plus populaire que jamais.

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 En 1955,
Alfred Michelin,
au centre du groupe,
salue les caravaniers

sur le départ. 


Le Tour de France ne repartira pas tout de suite, après la Seconde Guerre mondiale. Une Ronde de France, organisée en juillet 1946 sur cinq étapes limitées aux Pyrénées et aux Alpes, servira d’échauffement avant que le Tour ne reprenne en 1947, avec la victoire restée célèbre de Jean Robic, obtenue dans la dernière étape Caen-Paris. La Croix a un envoyé spécial, qui envoie tous les deux ou trois jours un article signé F. B. Une forme de pseudonyme qui cache en réalité le jeune Jacques Buisson ??? La victoire d’un Français contribue sans doute à relancer d’entrée la popularité du Tour. Celui de 1948 fait étape à Lourdes et le très catholique italien Gino Bartali, qui gagnera cette année-là à Paris, se rend le soir à la Grotte avec une gerbe de fleurs pour la Vierge. Le lendemain, c’est tout le peloton qui passera à la Grotte, béni par Mgr Théas avant de reprendre la route. La Croix en publie un long compte-rendu signé du P. Joseph Belleney, un de ses très anciens collaborateurs et propagandistes, auteur de livres à succès sur sainte Bernadette.

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◄ Extrait de La Croix du 23 août 1938, page une.


Le grand changement, pourtant, est moins dans la manière de parler de la course et des coureurs, que dans l’attitude, la volonté d’y être présent, de participer à ce grand événement que l’on ne qualifie pas encore de «médiatique». On peut en juger en se référant à un article du 23 août 1938 où, à la veille d’un «Congrès de La Croix», qui rassemblait chaque année les forces vives de la promotion militante du journal dans le pays, le journal, peut-être le P. Merklen lui-même bien que l’article ne soit pas signé, s’interroge sur l’adaptation possible à la promotion de la presse écrite, d’une «technique rationnelle et de moyens matériels organisés». S’appuyant sur le déploiement spectaculaire de la caravane publicitaire du Tour, il poursuivait : «Je me prenais à songer que même pour une campagne d’idées, l’équipement matériel n’est pas à dédaigner». Quand La Croix découvre les armes de la publicité…, il lui faut quelque temps pour mettre les idées en pratique.

La Maison de la Bonne Presse prend donc ainsi place en juillet 1951 dans la fameuse caravane publicitaire qui précède les coureurs. «Être présent à toutes les grandes manifestations, tel est le mot d’ordre de la propagande», lisait-on un an plus tôt dans La Croisade de la Presse ; la Bonne Presse qui vit depuis des décennies de l’action de ses militants «propagateurs» et des comités de presse paroissiaux, n’a pas encore franchi le pas d’une véritable politique commerciale moderne. Venir sur les routes du Tour est un tournant : pour la première fois, en matière commerciale au moins, elle sort du milieu catholique, pour affronter le public le plus populaire qui soit, celui qui se masse sur les routes du Tour. En fait, cette première expérience a lieu, certes sous l’égide de La Croix, au sein d’un regroupement de titres de la presse catholique, comme le montre la camionnette Renault qui porte les collections d’une dizaine de titres, vendues 50 F sur la route ou à l’étape, soit un millier de «poignées» en moyenne chaque jour.

Après les sourires sceptiques, quelquefois franchement moqueurs, le succès manifeste des vendeurs de la presse catholique dans le brouhaha des voitures publicitaires, facilitera l’intégration au petit monde des caravaniers. La présence de la camionnette de la presse catholique, n’est pas passée inaperçue. «La foi elle-même s’est motorisée», écrit finement Paris-Presse, et alors que le cardinal Gerlier, en vacances en Auvergne, applaudit les coureurs dans le col de la Ventouse, le journal Libération raconte que le maillot jaune nommé Roger… Lévêque, de l’équipe Ouest-Sud-Ouest, répète en souriant à qui veut l’entendre : «Vous savez, depuis que je suis maillot jaune, La Croix a un envoyé spécial dans le Tour…»

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◄ En 1958, c’est une nouvelle voiture, carrossée spécialement pour la caravane publicitaire, qui prend la route du Tour.
À droite sur la plate-forme, Christian Castel qui fut le chauffeur de Jean Gélamur. Nous n’avons pu reconnaître ses deux compagnons.
Qui peut nous aider afin que nous complétions l’identification dans le prochain numéro ?


En 1952, le fourgon Renault, qui a aussi travaillé sur les routes du Tour de l’Ouest, revient sur le Tour de France, avec cette fois une livrée totalement consacrée à La Croix. Il sera opérationnel chaque été jusqu’en 1958, année qui verra son remplacement par un nouveau camion, toujours aux couleurs de La Croix, mais cette fois carrossé spécialement à cette fin.

«Pour vous permettre de nous reconnaître, la voiture de la Croix est une camionnette Renault 1000 kg tôlée, peinte en jaune et rouge avec le toit blanc.» Dans La Croisade de la Presse, le titre cinquantenaire qui allait devenir deux ans plus tard Presse Actualité, la Bonne Presse annonce ainsi au printemps 1953 à ses militants diffuseurs sa présence sur le Tour de France, au sein de la caravane publicitaire. Elle fait même directement appel à eux pour annoncer cette présence dans les paroisses «des villes et villages traversés» par la course. Elle demande aussi aux diffuseurs paroissiaux des villes étapes, de «fournir des militants pour aider à la vente et à la confection des poignées». La «poignée», c’est la poignée de journaux catholiques que vendent les caravaniers. Au-delà des titres de la Bonne Presse, c’est en effet la presse catholique dans son ensemble que ces «caravaniers» diffusent au bord des routes. Voici, en encadré, tiré de la Croisade de la Presse de septembre 1955 et sous son titre d’origine, le récit – presque intégral – de cette terrible épreuve physique qu’était alors la caravane du Tour.

Yves Pitette

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▲ 1953. Cours Albert 1er, on a pu admirer la camionnette de la Bonne Presse.


▼ 1955. Cours Albert 1er, l’équipage de la camionnette de la Bonne Presse s’apprête à partir. Au centre de la photo, Robert Baguet. Tout à droite, Yves Beccaria, près de Jean Lievaux, le chauffeur. 

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▲ 1953. Rue Jean Goujon, l’équipe pose avant le départ.


▼ 1951. Pour la première fois, La Croix se prépare à rejoindre la caravane du Tour de France.

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Voici, tiré de La Croisade de la Presse de septembre 1955 et sous son titre d’origine, le récit –presque intégral – de cette terrible épreuve physique qu’était alors la caravane du Tour. 

 

APRÈS LE TOUR

ILS FURENTÀ LA PEINE

Quelques instantanés de la vie des «Caravaniers de la Presse Catholique».

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◄ À l’étape, pendant le Tour 1953, la vente des «poignées» de journaux se poursuit auprès de la camionnette de la presse catholique.


Il fait une chaleur torride depuis Marseille. Cette traversée des régions méridionales est l’enfer du Tour. La caravane publicitaire doit conserver une heure d’avance sur le peloton. Il faut courir.., sauter sur les talus, foncer dans la foule.

«La liste des coureurs! Demandez la poignée! 50F la poignée!»

Le haut-parleur de la voiture de la presse catholique anime la vente. Robert Thévenon est au micro; Il n’a plus de voix…, il répète depuis huit jours la même rengaine, comme un automate. Il porte la responsabilité du Tour en qualité de chef de voiture: levé à 5h, couché après tout le monde, vers minuit… il baratine.

À force de toujours répéter la même chose, il se perd dans ses phrases, commence par la fin, se reprend, bredouille. Et puis tout à coup, il repart avec un timbre de voix nouveau que personne ne lui connaît. Les vendeurs partent à l’assaut des groupes agglutinés sur les accotements de la route brûlée.

Ils ont parcouru les trois quarts de l’étape à pied aujourd’hui, les cinq vendeurs de la presse catholique. Et toujours au pas de course. Ils ont pris un solide petit déjeuner ce matin vers 9h; Dans la journée, plus rien. On n’a pas le temps. La voiture roule par petits bonds de deux, trois kilomètres. Chaque attroupement est une occasion d’arrêt et de vente. Alors les caravaniers sautent et se répandent dans les groupes. La voiture continue en seconde. La vente est terminée, il faut la rattraper à la course, la saisir au vol et ne pas rater le marchepied. 500 m plus loin, nouvel arrêt, on remet la vente, la sueur inonde les visages, la poussière encrasse les cordes vocales, la chaleur brûle les gosiers…

Voilà un groupe de jeunes filles. Elles sont bien 50. Quatre religieuses les encadrent.

«Bonjour, ma Sœur! Voilà la poignée à 50 F. Demandez la presse catholique!»

Malheureusement, la voiture de l’Humanité est passée avant; les chères sœurs et les cinquante filles ont acheté un joli petit panier dans lequel il y a l’Humanité, Femmes de France, et toute la presse communiste !

«Nous n’avons plus de monnaie», s’excuse la chère sœur!

Enfin l’étape. La grande foule attend l’arrivée des coureurs qui talonnent maintenant les «caravaniers». Les motards de la police surgissent en trombe: « Dégagez, s’il vous plait, dégagez!» On cherche une bonne place pour garer les camions. Ce n’est pas facile, toutes les voies secondaires sont obstruées par la foule, par les voitures. On trouve enfin le bon petit coin en faisant un grand détour. Le repos!

Mais non, pas de repos pour les caravaniers. Il faut vendre! À cette foule massée pour jouir du spectacle des «dieux» de la route, il faut faire connaître La Croix, Témoignage chrétien, La Vie catholique, Bayard, Le Pèlerin, Cœurs vaillants, Jeunes forces rurales, Promesses… Pour cela, avec Robert Thévenon, chef de voiture, il y a André Thomas, André Sos, Jean Liévaux, le chauffeur, tous de la Bonne Presse, mais aussi Henri Hontang de La Vie Catholique, Jean-Marie Heusele et André Moulin de Jeunes forces rurales, ainsi que Louis Gauthier de Témoignage chrétien.

Les poignées sont lourdes, ce soir. Comme tous les soirs, puisqu’on ne dort pas, puisqu’on ne mange pas, puisque tous les jours il faut courir sur la route [pendant des dizaines et des dizaines de km]. Les vendeurs sont harassés, aphones, noirs de poussière, gluants de sueur. Encore un dernier effort, tant que durera la kermesse, tant que la foule ne sera pas rassasiée.

9 h. Le restaurant ! Tout de même, il était temps ! On est bien devant cette table. Pourtant le chef de voiture fait accélérer le service. Il faut dîner en une demi-heure. Vite… Vite…, la journée n’est pas encore terminée. Il reste à préparer les poignées pour demain. 1 500 au moins. Les militants de presse du quartier, prévenus un mois avant le départ du Tour, sont là. Ils ont dressé des tables dans la salle du «patro». Bien sûr, on comptait sur vingt personnes pour aider, mais il y a les vacances. Tant pis, on fera le travail des douze manquants. Vers minuit, les caravaniers tombent sur les petits lits du pensionnat des «Chers Frères». Robert, le chef de voiture, se tourne et se retourne sur le matelas.

L’air lancinant du disque publicitaire de la voiture-radio le poursuit jusque dans son sommeil. Cette musique est en lui, collée avec la poussière de la route: dans sa poitrine, dans sa gorge, dans ses oreilles, dans sa pauvre tête qui lui fait mal. »

Mazeros